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« Elimination des grands requins : une politique potentiellement catastrophique pour les pêcheries »

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De nombreuses études scientifiques l’ont démontré : l’élimination des prédateurs apicaux marins – dont les plus représentatifs sont les grands requins – est susceptible d’induire des effets en cascade par le biais de changements dans l’abondance des proies (effet de prédation directe) ou dans leur comportement (effet de risque).

Ces effets en cascade tout au long de la pyramide alimentaire peuvent avoir des conséquences imprévisibles et souvent catastrophiques tant au niveau écologique que pour l’économie humaine, notamment pour les pêcheries de mollusques et de poissons.

L’exemple classique, le plus célèbre et qui a « fait la une » de la presse anglo-saxonne à l’époque, est celui de la mourine américaine, une espèce de raie qui a mis fin à l’industrie centenaire de la pêche à la pétoncle (une cousine de la coquille Saint-Jacques) aux Etats-Unis.

Myers et al. (2007) ont décrit en détail cette interaction :

« La plus longue enquête continue sur les requins de la côte Est, menée annuellement depuis 1972 au large de la Caroline du Nord, montre des déclins suffisamment importants chez les grands requins pour impliquer leur probable élimination fonctionnelle.

Les déclins pour sept espèces vont de 87% pour les requins gris (Carcharhinus plumbeus), 93% pour les requins à pointes noires (C. limbatus) ; jusqu’à 97% pour les requins tigres (Galeocerdo cuvier) ; 98% pour les requins marteaux halicornes (Sphyrna lewini) ; et 99% ou plus pour les requins bouledogues (C. leucas), sombres (C. obscurus) et marteaux communs (S. zygaena). »

« Parallèlement à la réduction du nombre de grands requins, leurs proies élasmobranches mésoprédatrices ont augmenté le long de la côte Est. [….] Le plus visible (Fahrenthold, 2004) parmi les mésoprédateurs en augmentation est la mourine américaine (Rhinoptera bonasus). [….] ces taux de changement [….] indiquent une augmentation d’un ordre de grandeur des mourines sur l’ensemble de la côte depuis le milieu des années 1970 et, combinées avec des estimations précédentes menées à partir de comptages aériens dans la baie de Chesapeake (Blaylock, 1993), suggèrent qu’il pourrait y avoir environ 40 millions de raies dans la population. »

« Collectivement, la population hyper abondante de mourines consomme une grande quantité de bivalves, ce qui implique un potentiel élevé de cascades trophiques. Les mourines migrent vers le sud en automne depuis les estuaires du nord pour passer l’hiver. Leur régime alimentaire se compose en grande partie de pétoncles géants (Argopecten irradians), de myes (Mya arenaria), de palourdes (Mercenaria mercenaria), d’huîtres (Crassostrea virginica) et de plusieurs petits bivalves non commerciaux (Blaylock, 1993 ; Smith & Merriner, 1985). La consommation annuelle de bivalves [par les mourines] dans la

baie de Chesapeake, basée sur notre estimation [….], pourrait approcher les 840.000 tonnes. En comparaison, la récolte commerciale de bivalves de 2003 en Virginie et au Maryland n’a atteint que 300 tonnes, ce qui est nettement inférieur aux débarquements historiques. [….] depuis 1996, les mourines migratrices ont causé une mortalité presque complète des pétoncles au début de l’automne (Peterson et al., 2021) dans tous les sites où les densités initiales de pétoncles adultes étaient supérieures au seuil de recherche intensive de nourriture par les raies (~2/m2). »

« Contrairement à la pêche – qui a lieu après – la prédation [des pétoncles] par les raies a lieu avant le frai de cette espèce annuelle (Peterson et al., 1996). En 2004, la prédation par les raies avait mis fin à la pêche centenaire des pétoncles de baie en Caroline du Nord, car trop peu de pétoncles survivaient à l’automne pour permettre la pêche, et un effet d’Allee consécutif (apparemment induit à des densités d’adultes inférieures à ~1 à 2/m2) limitait le succès de la reproduction (Peterson et al., 1996). [….] Après avoir épuisé les pétoncles épibiotiques plus facilement ciblées, il est raisonnable d’envisager une expansion future de la recherche de nourriture par la mourine sur les bivalves endofauniques, avec le déracinement associé des herbiers marins et donc la perte d’habitat de nurserie (Smith & Merriner, 1985 ; Orth, 1975). L’augmentation de la prédation par les mourines peut aussi désormais empêcher le rétablissement des palourdes, des myes et des huîtres (Fahrenthold, 2004), ce qui aggrave les effets de la surexploitation, des maladies, de la destruction de l’habitat et de la pollution, qui ont fait chuter le niveau des populations de ces espèces (Jackson et al., 2001). »

« Des études menées dans le nord-est de l’océan Atlantique ont montré une augmentation de l’abondance de plusieurs élasmobranches mésoprédateurs malgré une exploitation importante (Dulvy et al., 2000 ; Rogers & Ellis, 2000). Dans le détroit d’Ariake, au Japon, dans le nord-ouest de l’Océan Pacifique, où l’exploitation des requins prédateurs est probablement intense, les stocks sauvages et les populations d’élevage de plusieurs espèces de mollusques sont maintenant décimés chaque année par le nombre croissant d’un autre mésoprédateur élasmobranche, la raie aigle à longue tête (Aetobatus flagellum) (Yamaguchi et al., 2005). De nombreux autres appauvrissements de proies peuvent passer inaperçus parce qu’il existe peu de surveillance et de recherche sur les espèces marines non commerciales. »

Autre exemple d’interaction similaire cité par Heithaus et al. (2008) :

« De même, des enquêtes sur la pêche à la palangre menées dans le Pacifique tropical ont montré que les taux de capture de 12 grands prédateurs pélagiques (thons, istiophoridés [espadon, marlin, etc….] et requins) ont été divisés par 10 entre 1950 et 2000, alors que les captures de raies pélagiques (Dasyatis violacea) et d’autres mésoconsommateurs de petite taille ont été multipliées par 10 ou 100 au cours de la même période (Ward & Myers, 2005). Ces études suggèrent que les communautés de mésoconsommateurs peuvent réagir fortement au déclin des prédateurs supérieurs et que ces effets se produisent sur de grandes échelles spatiales et temporelles. »

Les logiciels de modélisation EwE (Ecopath avec Ecosim) ont été largement utilisés pour explorer les effets potentiels du déclin des requins, notamment sur les populations de

poissons, en partie à cause de la rareté des données empiriques sur les changements causés par la pêche  dans les communautés marines. Dans ce cadre, Ferretti et al. (2010)(3) rapportent : « [….] les effets du prélèvement de requins dépendent de l’espèce concernée et du contexte de l’écosystème (Stevens et al. 2000). Des effets importants ont été observés en particulier pour les grands requins dans les environnements côtiers. Par exemple, dans les French Frigate Shoals (îles Hawaï du Nord-Ouest), un déclin simulé des requins tigres a entraîné une augmentation de toute une série d’espèces-proies, notamment des oiseaux de mer, des tortues, des phoques moines et des requins de récif, ce qui a conduit à un déclin rapide des thons et des carangues. [….] Dans un modèle similaire de l’île de Floreana (Galapagos), la disparition de tous les requins a entraîné une augmentation de l’abondance des cétacés à dents, des otaries et des prédateurs non commerciaux des récifs, ce qui a forcé la diminution d’un certain nombre de poissons commerciaux des récifs et l’augmentation des petits invertébrés via une cascade trophique à quatre niveaux (Okey et al. 2004). »

Ils rappellent également les conséquences de la destruction des grands requins par les programmes de pêche au filet mis en place pour protéger les plages en Afrique du Sud :

« Le programme de filets à requins mis en place pendant 50 ans le long de la côte du KwaZulu-Natal en Afrique du Sud fournit un autre bon exemple des effets en cascade possibles. De 1956 à 1976, alors que les CPUE [captures par unité d’effort] des grands requins ont diminué dans les programmes de pêche au filet, les tournois de pêche récréative ont révélé une prolifération de petits élasmobranches dans les eaux côtières et un déclin des poissons osseux (Van der Elst 1979). L’augmentation des petits requins était dominée par deux espèces : les juvéniles de Carcharhinus obscurus et de Rhizoprionodon acutus. Ces derniers n’ont été que peu touchés par les filets à requins, mais ils  étaient la proie de requins plus grands. [….] Van der Elst (1979) a proposé que l’augmentation de ces mésoprédateurs ait contribué aux déclins observés des poissons osseux, qui constituent une grande partie de leur alimentation. Des projections indépendantes ont estimé qu’entre 419 000 et 2,8 millions de petits requins, et ~5000 dauphins auraient échappé à la prédation des requins au cours de la période 1956-1976 (Van der Elst 1979 ; Dudley & Cliff 1993). »

Pourtant les conséquences écologiques et économiques des programmes d’abattage mis en place par le préfet n’ont JAMAIS été étudiées. A la Réunion, on tue à l’aveugle !

En 2012, le président du Comité des pêches de l’époque s’était rendu célèbre par une réplique sans appel : « Les requins c’est de la m….., ils bouffent tous nos poissons ! ». Une vision oh combien obtuse, et complètement déconnectée de la réalité écologique.

Les petits pêcheurs locaux se plaignent de prendre de moins en moins de poisson et ne voient plus en la pêche un métier d’avenir. Mais peut-on sérieusement penser que l’on puisse impunément éliminer les grands prédateurs de l’océan ?!

Didier Dérand

Collectif « Requins en Danger à la Réunion »

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